Modigliani : regards croisés entre peinture et sculpture

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Décryptage et réflexions autour de l'exposition Amedeo Modigliani : un peintre et son marchand

Je vous emmène aujourd’hui au musée de l’Orangerie, à la découverte d’Amedeo Modigliani dans une période charnière durant laquelle Paul Guillaume devient son marchand.

Un an après la grande exposition à la Fondation Barnes à Philadelphie, l’exposition se tient du 20 septembre 2023 au 15 janvier 2024 à Paris.

Alors si l’exposition est l’occasion de découvrir les liens qui ont uni l’artiste et son mécène, je me permettrais de vous faire voir l’exposition autrement, par un dialogue des œuvres qui mettra en avant le caractère incomparable de cet artiste sculpteur et peintre.

Avant d’aborder notre exposition, revenons brièvement sur Amedeo Modigliani, permettant notamment de resituer le contexte dans lequel se place cette exposition.

Amedeo Modigliani, le peintre maudit

Amedeo Modigliani voit le jour en 1884 à Livourne, en Italie dans une famille ruinée.

Modigliani s’intéresse vite à la peinture, sillonnant pendant des mois son pays pour visiter les musées et les églises de Naples, Rome, Florence et Venise et décide de s'installer à Paris en 1906.

Il est alors rapidement influencé par les mouvements artistiques contemporains, tels que le cubisme et le fauvisme.

A proximité du Bateau Lavoir, il fait la connaissance de Picasso et Max Jacob avec lesquels il restera lié.

Il découvre le Louvre : les caryatides grecques, les reliefs égyptiens, les masques africains et les fragments du temple d'Angkor. Ses yeux en amande, dont on ignore s'ils sont clos ou sans pupilles, pourraient évoquer ceux des bouddhas.

Il rencontre des mécènes et des collectionneurs et s’inspire des traditions lointaines ou antiques, principalement de l’Égypte, toujours à la recherche de son style.

L’année 1909 marque une rencontre décisive pour l’artiste : celle de Constantin Brancusi arrivé à Paris en 1904 qui l’initie à la sculpture, en proposant une voie différente de celle d’Auguste Rodin.

La rencontre de Paul Guillaume et de Modigliani date de 1914, par l’intermédiaire de Max Jacob

C’est à cette période que Modigliani abandonne la sculpture pour raison de santé et de difficultés matérielles. 

Il trouve refuge auprès de sa nouvelle famille à Montparnasse, qui est comme lui immigrée composée entre autres de Soutine, Chagall ou Kisling…

De 1914 à 1920, il se consacre à la peinture et réalise essentiellement des portraits.

De 1920 à 1934, Paul Guillaume poursuit son action en France et aux États-Unis, où il a le docteur Barnes de Philadelphie comme important client.

Malheureusement, la carrière artistique de Modigliani a été quelque peu tumultueuse, poncturée de difficultés financières et de douloureux problèmes de santé liés à la tuberculose et à un style de vie sous dépendance de l'alcool et de drogues.

 Il disparaît en 1920, âgé seulement de 35 ans, laissant derrière lui un héritage artistique impressionnant, bien que largement méconnu de son vivant.

Ceci n’était qu’une présentation synthétique pour comprendre le contexte, mais je vous invite à lire la biographie extrêmement bien faite par Christian Parisot qui retrace parfaitement la personnalité d'Amedeo Modigliani

L’exposition Modigliani et son marchand Paul Guillaume

La thématique de l’exposition « Modigliani : un peintre et son marchand » est née des collections permanentes du musée de l’Orangerie qui conserve la collection Paul Guillaume que je vous invite d’ailleurs à aller voir.

Vous verrez ici plusieurs portraits de Paul Guillaume, dont 5 tableaux, dont le fameux portrait emblématique Paul Guillaume, Novo Pilota (1915), sur lequel je reviendrai ultérieurement

Dès leur rencontre en 1914, Paul Guillaume se positionne vite comme un ange gardien, en prenant sous son aile Modigliani, déjà très atteint par l’alcool et la drogue.

Modigliani a eu avant lui comme marchand Paul Alexandre ( 1906-1914), et la relation stricte artiste et marchand entre l’artiste et Paul Guillaume ne durera que deux années de 1914 à 1916, suivi par celle du marchand Zborowski dès 1916.

Concernant Paul Guillaume, il croit en lui et le dépeint comme « une âme mystérieusement douée pour les choses sensibles et aventureuses ».

Il loue pour lui un atelier rue Ravignan à Paris, resté célèbre par des photographies de l’époque.

Plus d’une centaine de toiles ainsi qu’une cinquantaine de dessins et une dizaine de sculptures passeront finalement entre les mains de Paul Guillaume,  jusqu’à la disparition tragique et prématurée de son artiste emporté par la maladie à l’âge de 35 ans.

Le musée de l’Orangerie dévoile ici une bonne partie de cette œuvre.

L’exposition explore somme toute deux aspects de la carrière de Modigliani : son ambition première de devenir sculpteur et son travail de portraitiste, enrichi d’une documentation retraçant le lien entre Paul Guillaume et Modigliani

Retenons de cette salle Paul Guillaume Novo Pilota datée de 1915 : Entre 1915 et 1916, Modigliani réalise 4 portraits peints de son mécène. Ce portrait conservé dans les collections permanentes est très emblématique représentant Paul Guillaume alors âgé seulement de 23 ans, en costume, ganté et cravaté et titré Novo pilota », nouveau pilote en italien, comme une reconnaissance pour Paul Guillaume qui lui assure une subsistance et un axe de travail.

Si l’on vous dit Modigliani, vous penserez d’emblée à ses portraits caractérisés par des lignes fluides et une élégance simplifiée.

Si aujourd’hui nous avons intégré ces traits et ses visages dans notre visuel artistique, cette exposition nous permet de comprendre la démarche de l’artiste : De la sculpture à la peinture, ses deux moteurs de création.

La sculpture et la peinture : regards croisés

Entre 1911 et 1913, Modigliani se consacre presque exclusivement à la sculpture.

La salle consacrée à ce pan de l’œuvre de Modigliani est très intéressante, apportant un regard croisé entre les sculptures et les peintures.

Les formes simplifiées qui caractérisent les sculptures vont inspirer les style fragmenté ou allongé de ses peintures ultérieures.

Cette passion pour les arts ethniques était partagée par les deux hommes, que vous découvrirez au travers des écrits de Paul Guillaume : Tandis que Modigliani fréquente le Musée d’ethnographie du Trocadéro dès 1909 et manifeste un intérêt précoce pour ces arts,

Paul Guillaume expose simultanément des sculptures africaines et des tableaux modernes. Il est l’un des premiers marchands français à développer le commerce de pièces africaines et océaniennes.

Les dessins et sculptures qui constituent le principal corpus du travail de Modigliani pendant le début des années 1910, permettent de comprendre la démarche artistique de l’artiste.

Je vous parle souvent de l’importance des dessins chez un sculpteur où le trait laisse déjà supposer le mouvement que le sculpteur ancrera dans l’élaboration de sa sculpture.

Modigliani croque sur le papier et sculpte dans la pierre ou le marbre de Carrare de longs visages féminins.

Voyez comme cela rappelle certains masques africains qu’il a pu voir au musée d’Ethnographie du Trocadéro, ou encore dans la collection de son marchand Paul Guillaume.

Modigliani retient des différentes œuvres qu’elles soient égyptiennes africaines ou khmères la pureté, rendant ainsi des profils élégants.

La salle consacre un véritable regard croisé entre les sculptures et les peintures, qui semblent doucement dialoguer entre elles.

Observez ce masque anthropomorphe Ngon Ntang qui répond à la fille rousse datée de 1915 : un visage elliptique, un cou cylindrique des traits francs qui reprennent la force du masque.

Le visage n'est jamais symétrique, ce qui le rend dynamique et expressif. Il adopte rapidement le code de l'œil vide. "Face à son portrait, l'artiste russe Léopold Survage dit à Modigliani qu'il a raté ses yeux.

Il pourrait s’agir d’un œil intérieur, une voie d'accès à l'intériorité de l'individu. En plus de l'apparence, il capte l'essence.

Autre exemple :  l’enfant gras et cette tête de femme qui semblent se répondre non seulement dans la forme mais dans l’intrinsèque de l’être.

Observez ce tableau Lola de Valence et ce masque Fang du 18ème siècle :

Cette Lola de Valence, rappelle le portrait de la danseuse espagnole, réalisé par Édouard Manet en 1862. Tandis que Manet la dépeint au visage rond, Modigliani lui donne ici de longs traits inspirés d’un masque du Congo et qu’il a déclinés dans ses sculptures des années précédentes.

On retrouve l’esprit angulaire des tableaux cubistes de Picasso et Braque que Modigliani a pu voir chez Paul Guillaume qui les représentait également dans sa galerie de la rue de Miromesnil.

Femme au ruban de velours : ce portrait se distingue par la pureté et la stylisation des traits du visage. On retrouve ici ces yeux vides, sans pupilles, mais on voit bien l’expérimentation menées par Modigliani dans ses sculptures de tètes et dans le dessin et esquisse des cariatides. C’est un visage masque, qui reflète l’intérêt de l’artiste pour les arts extra occidentaux.

Comme je vous l’ai dit auparavant, Il délaisse la sculpture dès 1914 pour des raisons de santé pour se consacrer à la peinture.

Et c’est Paul Guillaume qui le pousse à peindre et encourage son penchant pour le portrait.

 Il transpose alors en peinture ce qu’il a acquis comme sculpteur

Et c’est là où la transition se fait vers la seconde partie de l’exposition consacrée aux portraits

Les portraits

Les deux salles consacrent les portraits et la période méridionale où un nu magnifique se détache parmi les portraits dans la dernière salle ovale.

Modigliani, réformé, devient le portraitiste de la bohème de Paris : Ses sujets sont souvent des amis, des connaissances de son cercle social à Montparnasse comme Pablo Picasso, Moïse Kisling, Diego Rivera, Chaïm Soutine, ainsi que des marchands, et des poètes.

Alors chaque portrait a son propre langage :

Observez ce portrait de Moïse Kisling et de Viking Eggeling, : le premier est très géométrique d'ordre cubiste, et le second repose sur une construction du visage par des touches étirées qui évoquent ses sculptures.

Alors que Modigliani continue de travailler avec son marchand Paul Guillaume, il rencontre le poète polonais Léopold Zborowski que lui présente Kisling qui lui vend des tableaux en appartement à Montparnasse ou dans sa galerie de la rue de Seine.

À partir de 1916, Léopold Zborowski assure un revenu à Modigliani et vend ses tableaux essentiellement à Jonas Netter et Roger Dutilleul. C'est Zborowski qui va lui proposer de peindre une série de nus, qui ont l’avantage de pouvoir se vendre indépendamment du modèle, contrairement aux portraits, souvent liés à un commanditaire.

Paris alors meurtri, Zborowski emmène en 1918 Modigliani dans le sud où se recrée une petite communauté d'artistes. Modigliani y rencontre notamment Foujita

L'absence de modèles l'invite à peindre des enfants très présents dans les œuvres de la dernière période.

C'est la lumière du midi qui invite Modigliani à s'essayer aux rares paysages de son œuvre

En 1916, avec le soutien du nouveau marchand Léopold Zborowski qui sera un éternel soutien, il se remet à peindre des nus féminins.

Une grande sensualité qui évoque l’émancipation des femmes à partir de 1910.

Bien entendu, ces tableaux sont jugés choquants, certains sont même retirés pour indécence de la vitrine de la galerie.

Je vous invite à naviguer entre les deux salles consacrées aux tableaux et aux portraits : vous remarquerez les cadrages différents.

Un cadrage plus serré dans la première salle, puis un cadrage plus large faisant intervenir les mains, développant alors un autre langage.

Après l’expression réduite aux yeux et au visage, les mains viennent enrichir le vocabulaire proposé par l’artiste.

A noter dans vos agendas

Pour compléter l’exposition inédite, le 1er décembre prochain, une journée d’étude sera organisée dans l’auditorium du musée d’Orsay. Thierry Dufrêne, professeur à l’université de Nanterre, Cécilie Champy-Vinas, directrice du musée Zadkine, et Cécile Girardeau échangeront ainsi sur la place de Modigliani dans le marché de l’art parisien, entre 1900 et 1939.

La diffusion de l’œuvre de Modigliani sur le marché de l’art à la fois en France et aux États-Unis dans les années 1920 est dûe en grande partie à Paul Guillaume dont la collection dénote à la fois l’implication du galeriste dans la promotion de l’artiste mais aussi son goût personnel pour ses œuvres.

Mon avis sur l’exposition

Alors si je devais vous donner mon avis sur cette exposition : bien que petite en taille, l’exposition du musée de l’Orangerie, à Paris, consacrée à Modigliani et son marchand Paul Guillaume est très intéressante et bien documentée.

Outre des tableaux et des sculptures de qualité, cette exposition nous invite à percevoir l’artiste dans sa démarche intrinsèque et son rapport aux autres et au monde : son ouverture d’esprit par son attrait pour l’art primitif et par le langage artistique proposé qu’il en ressort.

 Est né de ces influences/ouvertures un style très personnel et épuré, reconnaissable à ses silhouettes longilignes, aux visages oblongs, avec de longs cous et des yeux en amandes souvent vides, que vous verrez je l’espère un peu différemment maintenant.

Il peut sembler paradoxal de chercher l’influence des collectionneurs et des marchands sur les œuvres des artistes. Comme si la création, pure et libre, se développait indépendamment de toute contrainte.

Mais en l’occurrence, l’œuvre de Modigliani se répartit en trois périodes qui correspondent chacune à un mécène ou marchand différent. Les œuvres qu’il a produites à chacune de ses périodes témoignent de l'influence de chacun d’entre eux sur son travail et permettent d’illustrer le lien entre l'art et ses contraintes matérielles.

 En 1914, Modigliani renonce définitivement à la sculpture peut-être une fois de plus sous l'effet de contraintes extérieures  Le poète Max Jacob présente à ce moment-là Modigliani à Paul Guillaume.

Contrairement à Paul Alexandre, parti pour la guerre, Paul Guillaume est lui un marchand. Pendant cette période, Modigliani est à la recherche d’un vocabulaire stylistique propre : simplification à l'extrême des formes qui reprennent certaines des techniques de sculpture, comme je l’ai évoqué tout à l’heure.

Contrairement à l’exposition « Gertrude Stein et Pablo Picasso » au musée du Luxembourg, qui expose des œuvres n’ayant pas appartenu à la collectionneuse, toutes les toiles de Modigliani montrées ici ont été vendues par Paul Guillaume ou commentées par lui dans sa revue « Les Arts à Paris ».

Une exposition à voir et à revoir et encore une fois, la réservation est de rigueur car le succès est au rendez-vous.

Allez déambuler dans les collections permanentes et ne ratez pas le majestueux et monumental tableau de Sam Francis « In Lovely Blueness, inspiré par les Nymphéas de Monet.

Elodie Couturier

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