Face à face au musée Maillol : ceci n'est pas un corps
Laissez-moi vous emmener aujourd’hui dans l’univers de l’hyper réalisme « Ceci n’est pas un corps », qui se tient au Musée Maillol jusqu’au 5 mars 2023.
Alors même si cette exposition est la 13ème étape de sa tournée itinérante depuis 6 ans de Bilbao à l’Australie en passant par l’Azerbaïdjan et Taïwan, cette fois-ci, cette exposition est présentée au Musée Maillol, ce qui prend tout son sens – et je vais vous expliquer pourquoi.
Les sculptures et installations sont, il faut le dire, présentées de la meilleure manière qu’il soit – mise en scène et éclairage (et vous savez que je râle souvent sur ce point dans les musées et les expositions). La scénographie invite le spectateur à ne pas être passif : il est acteur et voyeur.
Acteur car – vous le ferez aussi – vous vous sentirez impliqué de facto avec les sujets présentés, qui au-delà du corps, invitent à la réflexion sur notre société – mais voyeur car vous vous contorsionnerez pour observer de plus en plus près pour tenter de décrypter, décanter la problématique posée par l’artiste.
Après avoir pris vos billets, vous montez un escalier en colimaçon, comme le début d’un parcours initiatique - et là premier choc : c'est avec un sursaut que vous verrez une jeune fille boudeuse, le visage caché sous son sweat-shirt face au mur.
Le voyage commence, bienvenue dans un univers sombre, d'où émergent de curieux personnages. Une sculpture hyperréaliste, comme son nom l'indique, doit être au plus près du réel, du vrai. Surpris, on peut croire voir des humains, des acteurs cachés ici et là dans les salles d'exposition. Pour tout vous avouer, j’ai même pris un gardien statique vêtue de noir – qui joue parfaitement le jeu – pour une sculpture faisant partie de l’exposition.
Mais bien entendu l’hyperréalisme va au-delà des apparences et çà, à l’heure actuelle, cela fait un bien fou !
Alors je vais bien entendu vous faire un petit topo sur l’hyperréalisme, mais je vais surtout vous faire partager mon enthousiasme quant à cette exposition qui prend une dimension toute particulière dans ce musée Maillol, cet artiste qui a passé sa vie à travailler le corps de la femme.
Et d’ailleurs, comme un petit Poucet malin, des sentences scandent le parcours de l’exposition : alors pour une fois, il ne s’agit pas de citations de salon, mais bien des termes cités par des artistes qui ont joué un rôle majeur dans le travail du corps : Auguste Rodin, Michel-Ange ou encore Léonard de Vinci.
Alors pourquoi d’après vous ?
Il me semble que cela nous permet de réfléchir d’emblée, lorsque nous abordons cette exposition et qui est parfaitement actuelle : Qu’est-ce le corps ? Comment le regarder ? Aujourd’hui par l’extrémisme stérile du wokisme : a-t-on le droit de regarder, d’observer un corps ? Va-t-on être jugé ? Le regard et le corps, finalement un questionnement sur l’esprit humain par rapport au corps. Une réflexion somme toute intemporelle entre le corps et l’esprit.
Mais je reviendrai plus tard sur la pertinence contemporaine et intemporelle de cette exposition.
Revenons à l'exposition elle-même : Entre art contemporain et train fantôme, embarquement dans l'hyperréalisme.
Dans l'histoire de l'art, on pourrait remonter à 25 000 ans avant Jésus-Christ pour voir naître le réalisme en sculpture. Représenter le corps humain le plus fidèlement possible a toujours été une tâche ardue et une obsession des artistes.
Beaucoup plus près de nous, le débat sur le réalisme a provoqué de grands scandales : souvenez-vous, je vous avais parlé dans l’une de mes courtes vidéos thématiques de Rodin qui, au début du XXe siècle, avait été accusé d’avoir fait un moulage sur un modèle pour la sculpture l’Age d’Airain, si réaliste. Il est aujourd'hui reconnu comme un chef-d'œuvre.
Il faut remonter aux années 60 pour trouver les racines du mouvement appelé "Hyperréalisme". Des artistes tels que Duane Hanson, John DeAndrea et George Segal, dans le sillage du Pop Art et fatigués de l'abstraction qui domine aux Etats-Unis, décident de reproduire le plus fidèlement possible des personnages de la société américaine.
Ils détournent ainsi l'image du corps parfait véhiculé par la publicité et la société de consommation en vogue dans ces années-là. Ce ne sont pas des corps idéalisés, les personnages peuvent être vieux, obèses, ils peuvent être des marginaux, des représentants des classes populaires.
Dans l'une des premières salles, on croise des ouvriers, leurs échelles et leurs outils. Je dois dire que cette sculpture en bronze de Duane Hanson est surprenante dans les traits dessinés de ces deux hommes, où il se lit la fatigue et le regard vide de ces travailleurs américains. Une espèce de fatalité du devoir de travailler, jour après jour, sans perspective possible. Politique et poétique, l'hyperréalisme se développe depuis les années 1960, comme je vous le disais il y a quelques instants. Une seule obligation ; avec une précision chirurgicale, le corps doit être représenté dans tous ces détails, même les plus intimes ; cheveux, poils, ongles, peau ridée, de près ou de loin, l'illusion doit être parfaite. Et cette intimité qui dérange et donc interroge, comme cette sculpture de Peter Land « Back to square one » où on ne peut s’empêcher d’être un peu voyeur, comme invité à prendre son temps à regarder la misère ; Et là bien entendu, la réflexion est mêlée à des sentiments contradictoires entre culpabilité personnelle et globale quant à nos comportements par rapport à la société des exclus.
Des sculptures étonnantes plus contemporaines de Fabien Merelle : Tronçonné cet homme sur le ventre le corps fait d’un arbre tronçonné : tronçons de sa vie, emprisonnement dans sa vie matérielle mais également évasion de l’esprit ? Quoi de plus parlant que la symbolique de l’arbre comme un va et vient entre notre monde et celui sur lequel nos pieds sont posés.
Les arbres, sous toutes leurs formes, dénudés ou touffus, longilignes ou biscornus sont l’obsession de cet artiste. Depuis ses 8 ans il en dessine les branches et leurs circonvolutions, jamais lassé par ce spectacle.
Voici les bustes créés par Carole Feuerman. Elle est l'une des pionnières dans cette représentation du corps féminin. Issue de l'univers du rock, elle a illustré les pochettes d'albums d'Alice Cooper et des Rolling Stones dans les années 70, avant de mouler ces corps et bustes de femmes.
"Pour moi, explique Carole Feuerman, ces femmes sont le symbole de la force, de la renaissance et de la purification par l'eau de la renaissance et de la purification par l'eau. Comme Vénus émergeant des flots, nous confie-t-elle. Elle explique que les détails de la peau, la marque du maillot qui s'enfonce un peu dans la peau, signent le niveau de réalisme et "ainsi nous savons très bien qu'il ne s'agit pas d'un modèle, mais du moulage d'une personne réelle", ajoute-t-elle.
Une première partie est dédiée entièrement l’hyperréalisme, pour donner suite au premier étage aux collections permanentes du Musée Maillol, avant de regagner la fin de l’exposition au rez-de chaussée, pour clôturer le parcours initiatique entamé.
Comme je vous le répète souvent, il faut toujours faire un tour dans les collections permanentes d’un musée. – mais là quelle ne fut pas ma surprise !
Ce que le petit Poucet malin avait jalonné sur mon chemin dans la première partie de l’exposition, m’est apparue tout d'une coup une révélation.
Je me permets tout d’abord d’ouvrir une parenthèse sur les tableaux de Maillol que l’on n’a pas vraiment l’habitude de voir – là encore on classe Maillol surtout comme un sculpteur et dessinateur mais loin s’en faut : je vous invite grandement à vous assoir et regarder attentivement les tableaux de Maillol.
Mais revenons à notre propos : le corps
Eh oui, vous l’aurez compris, en pénétrant dans ces salles dédiées à Maillol, le corps de la femme est partout et certaines sculptures faisant partie de l’exposition actuelle apporte un contrepoint.
On retrouve ici un buste de Carole Feuerman , au milieu des sculptures du maître des lieux, Aristide Maillol, mais un siècle après leur création : la même recherche sur le corps féminin, et le face à face avec l'ultra moderne ravive la modernité de Maillol.
La rencontre entre Maillol et les sculptures hyperréalistes est détonante.
Contrairement aux hyperréalistes, Maillol ne cherche pas à imiter fidèlement le corps humain. Il le stylise, le simplifie et use de la géométrisation pour parvenir à l’harmonie. Le nu féminin demeurera le thème permanent de Maillol. Il lui permettra de fabriquer son propre vocabulaire artistique et de devenir d’un des plus grands maîtres de la sculpture au 20ème siècle.
Le corps de la femme est conçu comme une architecture construite à partir de synthèse de formes géométriques et de volumes harmonieux qui se répondent.
La boucle est bouclée : le corps a toujours été une considération essentielle et intemporelle.
La sculpture, qui est pour moi une grande passion, m’a toujours fascinée car statique, elle est pourtant la plus vivante qu’il soit.
La disposition des salles le permet, alors profitez-en ! Tournez autour de cette sculpture de Maillol, la sensualité intemporelle de ce nu transpire, dans une matière qui est pourtant le bronze.
La démarche des hyperréalistes est certes plus crue dans la façon d’aborder le nu, mais l’approche est la même.
Pour bien comprendre ce mouvement, jetons un coup d'œil à la pièce maîtresse de l'exposition qui se situe dans la troisième partie de l’exposition au rez-de-chausée. Faite de soie, de silicone et de cheveux humains, la sculpture est hypnotisante. Il s'agit de Woman and Child de Sam Jinks, une dame âgée, ridée, les yeux fermés. Dans ses bras, un nourrisson. On l'imagine âgé de quelques jours. Le visiteur peut s'approcher, presque le toucher, l'émotion l'envahit. Le sujet nous parle évidemment. Ce pourrait être une grand-mère et son petit-fils dans un geste de douce affection. Une histoire de famille.
Eh bien non. Pour Sam Jinks, c'est le cycle de la vie. De la naissance à la vieillesse. Cette femme tient sa propre naissance dans ses bras. C'est la force de l'hyperréalisme, ces œuvres ne sont pas des modèles de cire de Madame Tusseau ou du musée Grévin. Face à elles, une intimité très proche se développe. On ne peut jamais être aussi proche d'un inconnu. Ce réalisme est troublant, et il permet de tout imaginer, de cette femme à l'enfant. L'hyperréalisme est le domaine de l'étrangeté.
Un pan est consacré également aux années 9O avec notamment l’artiste australien Ron Mueck avec ses sculptures aux dimensions inhabituelles, invitant à s’interroger sur les thèmes existentiels de la vie et de la mort .
Observez cette gigantesque sculpture : La taille de la sculpture exacerbe ses défauts. Le symbole est fort : ancré au sol, il tente de s’élever, son regard tourné vers le ciel, vers sa lumière, son espoir, sa vision.
Bref vous l’aurez compris, cette exposition m’a enchantée pour plusieurs raisons : voir une exposition atypique dans le programme artistique parisien – (re)découvrir l’hyperréalisme - mais surtout être acteur et spectateur dans cette exposition, qui invite à réfléchir et à ne pas seulement subir l’orientation proposée.
Les questions sont posées subtilement grâce à ce face à face créé intelligemment entre Maillol et les hyperréalistes, sans aucune réponse tranchée.
Un bonheur : un champ de réflexion ouvert à tous.
Ne manquez pas de lire attentivement la frise consacrée à la sculpture et au corps humain des arts anciens à nos jours : synthétique et clair.
Je vous rappelle que cette exposition a lieu jusqu’au 5 mars 2023.
Petite anecdote : Au moins 800 visiteurs auront vu ce chapitre de l'"Hyperréalisme" entièrement nus, pendant des créneaux horaires spécialement désignés tout au long du mois de novembre, dans le cadre d'un partenariat tout à fait particulier et inattendu, entre le Musée Maillol et la Fédération française de naturisme.
Tenté ? il n’est pas encore trop tard, car une nouvelle session est prévue au mois de février prochain.